Les marchandes du temple
On a vu comment on empoisonnait les pauvres diables dans les administrations hospitalières de l’État. On verra, par les lettres ci-dessous, dont je certifie la véracité, que dans les maisons privées, les malades riches n’ont, comme soins et traitements, rien à envier aux pauvres, et que c’est par la sans-pitié universelle, et par l’universel désir de lucre, que riches ou pauvres, laïcs ou religieux, atteignent vraiment à cet idéal de notre société moderne : l’égalité.
Menton, 1er mars 1895.
Ma chère amie,
Je n’ai éprouvé aucun soulagement de mon séjour dans le Midi. Mes souffrances augmentent et deviennent intolérables ; mes forces s’épuisent de plus en plus, et la fièvre me dévore. Depuis deux semaines, je n’ai pas quitté le lit. Le docteur, à qui j’avais télégraphié de venir en hâte, est enfin arrivé, hier soir. Ce matin, après un examen attentif et minutieux, il me confie qu’une nouvelle opération est nécessaire. Hélas ! je crois que je pourrai la supporter.
Il est convenu que je vais rentrer à Paris, et l’on prépare tout ce qu’il faut à ce voyage. Pour des raisons de commodités, auxquelles je me suis rendue, l’opération aura lieu chez les Sœurs de Notre-Dame de la Croix... C’est, paraît-il, une sorte d’hôpital, très bien pourvu, où le docteur fait transporter ses meilleures malades.
Vous y serez admirablement choyée, m’a-t-il dit. Ces excellentes sœurs s’entendent fort bien à ces soins délicats. Et puis, elles ont mes habitudes, ce qui est une garantie.
Je vais donc partir, j’ignore encore le jour. Mais je t’écrirai, car je serais si heureuse et, il me semble, si consolée de t’embrasser.
Ta meilleure amie,
Germaine K...
Paris, 14 mars 1895.
Ma chère amie,
Pardonne-moi de ne t’avoir pas mandé mon retour à Paris. Je n’ai pas eu le courage de t’écrire. J’ai pensé aussi que, souffrante comme tu l’es, il eût été bien mal à moi de t’obliger à une sortie, dangereuse peut-être, car, je te connais, tu serais accourue tout de suite. Et c’est ce que je ne voulais pas. L’habitude que j’ai de toujours souffrir m’a guérie un peu de cet égoïsme qu’ont les malades.
Enfin, le voyage s’est passé aussi bien que possible, pour le triste état où je suis. Tout avait été disposé, par le docteur, pour que je n’en ressentisse pas trop la fatigue. Et je suis, depuis trois jours, chez les sœurs de Notre-Dame de la Croix. Mais je ne peux pas rester plus longtemps dans cette abominable prison où je sens que je mourrais. Demain, je serai chez moi, et si tu savais avec quelle impatience je compte les heures qui me séparent de cette délivrance. J’y serais déjà, ma chérie, s’il n’avait pas fallu qu’on préparât l’hôtel pour que j’y puisse rentrer et subir l’opération. Et ce m’est presque une douceur de penser que si je dois mourir, au moins, je mourrai chez moi, parmi les choses que je connais et qui m’ont aimée.
Ah ! ma chère chérie, ce que j’ai enduré, chez ces atroces sœurs, jamais tu ne pourras te l’imaginer, il faut pourtant que je te le raconte : il me semble que ce sera un soulagement pour moi. Je suis arrivée, jeudi, à la Communauté, à quatre heures du soir. C’est une vaste maison, très ancienne, d’aspect triste, abandonnée et sale. Dès la porte ouverte, j’éprouvai comme un grand froid au cœur, et, sur le seuil, j’eus un instinctif mouvement de recueil, un affreux frisson de terreur, comme le condamné à mort devant la silhouette soudaine de l’échafaud. Aidée de ma femme de chambre et de deux sœurs maladroites, venues à ma rencontre, j’eus beaucoup de difficultés à gagner la chambre qui m’était destiné. Il me fallut traverser de noirs couloirs, bordés de portes mal fermées, par où s’échappaient des gémissements et des plaintes, les plaintes de pauvres femmes qui, comme moi, attendaient le couteau. L’odeur qui emplissait ces couloirs, odeur combiné d’éther et de cuisines rances, d’acide phénique et d’encens, hôpital, gargote et chapelle, me souleva le cœur, et je crus, plusieurs fois, que j’allais défaillir. Enfin, je pénétrai dans ma chambre. Elle était petite, mais propre, et donnait sur un jardin si humide, que la mousse couvrait, d’un épais tapis, les troncs et les branches des arbres. Je m’écroulai de fatigue, dans un fauteuil, en exprimant le désir de me coucher. L’une des sœurs me dit alors que la règle de la maison était que les malades apportassent leur linge, qu’il n’y avait pas de draps dans le lit, et qu’il fallait en référer à la mère supérieure. Celle-ci, d’ailleurs prévenue de mon arrivée, entra dans la chambre sur ces entrefaites. C’était une grande femme sèche, à profil coupant. Un sourire mielleux et faux rendait encore plus implacable l’expression d’implacabilité inscrite à sa face d’oiseau de proie. Elle m’accueillit par ces mots :
– Le docteur ne vous a donc pas, ma chère enfant, mise au courant des conditions et règlements de la communauté ?
– Nullement, ma sœur ! répondis-je.
– Eh bien ! voici : il est d’usage que les pensionnaires nous remettent le jour de leur entrée ici, quinze jours d’avance à 21 francs par jour, ci : 315 francs. Dans cette somme ne sont pas compris, naturellement, le linge, le bois, la lumière, ni aucune des fournitures et soins spéciaux que pourraient désirer nos pensionnaires. D’ailleurs, ma chère enfant, je vous ai apporté votre note.
Et la mère supérieure, de dessous les plis de sa guimpe où pendait la croix de cuivre, la croix de rédemption, de charité et d’amour, retira un papier soigneusement plié, et me le tendit, avec de mielleux sourires.
Non, jamais apothicaire de comédie, ou maître d’hôtel de ville d’eaux, n’osa établir une telle note, dont chaque article constituait un vol flagrant. Le bois de cheminée y figurait à raison de 5 francs par jour, la lumière de 3 francs, le linge d’une seule nuit y était compté 6 francs. Enfin, ce détail lugubre : pour nettoyer et laver la salle d’opération... 30 francs. Et tout cela, payable d’avance, et pour une durée de quinze jours.
– Mais, ma sœur, dis-je stupéfaite de cette honteuse exploitation de la souffrance... il n’est pas prouvé que je doive reste ici quinze jours... Et je ne trouverais pas juste de payer une pension que je n’aurais pas prise, et toutes ces choses dont je n’aurais pas joui.
– C’est la règle, ma chère enfant ! affirma la sœur avec un air de se détacher des biens de ce monde... Cela est, dès à présent, acquis à la communauté.
– Mais enfin, insistai-je... il n’est pas sûr, non plus, que je me résigne à subir une nouvelle opération...
– Et vous auriez grand tort, ma chère enfant, interrompit la sœur... car Dieu et la sainte Vierge bénissent toutes les opérations qui se font ici... Mais, dans ce cas, les trente francs vous seraient rendus à la sortie de notre maison...
Une discussion me fatiguait. J’ordonnai à ma femme de chambre de payer. Et, tandis que la mère supérieure comptait l’or de ses doigts avides et crochus, une religieuse entrouvrit la porte et dit d’une voix basse et rapide :
– Ma mère, il faudrait le bon Dieu pour le 14, qui a été opéré ce matin et qui agonise.
– C’est bien ! Prévenez le chapelain ! commanda la mère supérieure qui, durant ce court colloque, n’avait pas levé les yeux des pièces d’or qu’elle achevait de compter, âprement, dans sa main.
Je pus enfin, ayant payé la note, obtenir que l’on apportât des draps et que l’on fit mon lit. Une fois couchée, je demandai un peu de bouillon, car je me sentais fatigué outre mesure, et j’étais prête à défaillir. La sœur m’expliqua qu’il n’était point l’heure de manger, et qu’il n’y avait rien de préparé.
– Il faut attendre l’heure, ma chère enfant. On mange le matin à onze heures, le soir à sept heures... C’est la règle... Je crois que vous ferez mieux de vous reposer... Vous n’en dînerez que de meilleur appétit...
Comme elle se disposait à quitter la chambre, je la priai de vouloir bien m’envoyer un interne, ayant besoin d’être pansée.
– Un interne ! s’exclama la sœur, scandalisé... Un interne !... Mais il n’y a pas d’interne ici ; il ne vient jamais d’homme ici !... Si vous désirez le confesseur...
– Je n’ai nul besoin du confesseur ! gémis-je, tandis que des larmes me venaient aux yeux... Hélas ! ma sœur, voici treize mois que je suis malade, et je vous assure que je n’ai guère eu le goût de commettre des péchés... Ce que je voudrais, c’est être soigné, et que l’on ne me laissât pas mourir ici comme une bête.
J’éclatai en sanglots. La sœur dit, pour me consoler :
– Rassurez-vous, ma chère enfant... Vous ne pourriez avoir de meilleurs soins nulle part... Et priez Dieu afin qu’il vous protège.
Et voulant se faire câline et tendre, elle effleura mon front de sa main sèche, et elle me dit encore :
– D’ailleurs, cela ne sera rien, allez !...
Là-dessus, elle me quitta, suivie des deux autres sœurs, et je restai seule, avec ma femme de chambre qui s’écria, en joignant les mains :
– Ah ! bien, merci !... Madame est tout de même dans une drôle de baraque !...
J’essayai de dormir un peu, et ne le pus. À peine commençais-je à m’assoupir qu’aussitôt j’étais réveillée, brusquement et douloureusement, par des bruits de cloches. Cela, multiplié par la fièvre, m’arrivait de tous les côtés, par les fenêtres, par la porte, par le plafond, par le parquet. Les cloches ne discontinuaient pas de sonner. Elles sonnaient, grondantes ou plaintives, pour les prières, pour les agonisantes, pour les mortes. En même temps, des chambres voisines, par les minces cloisons, me venaient des gémissements, les uns étouffés, les autres aigus, des cris, des appels de voix déchirantes. On eût dit des chambres de tortures, et que des bourreaux y suppliciaient de pauvres victimes. L’obsession en était telle que je croyais respirer réellement l’horrible odeur des chairs grésillantes et des vapeurs de sang. Et, dans les couloirs, dont les planches du parquet craquaient, j’entendais, sans cesse, dominant des chuchotements de voix, passer des pas lourds et cadencés, des pas pesants de gens qui portent des cercueils.
Enfin, l’heure du dîner sonna. Une sœur apporta sur un plateau mon repas et celui de la femme de chambre qui, selon la règle, devait manger près de moi. Je ne pus toucher à aucun de ces mets, atrocement cuisinés, qui me furent servis et qui se composaient d’un potage aigre, d’une moitié de pigeon froid et de purée de pommes de terre, sans assaisonnement et sans beurre. Le vin, que je fus obligée de recracher, mordait le palais, comme de l’acide ; l’eau, pleine d’impureté, n’avait pas été filtrée. Quant à ma femme de chambre, son dîner maigre se composait de choses innommées. Elle dut se contenter de pain et d’un peu de chocolat que je lui donnai.
Ah ! ma chérie, la nuit que je passai, l’atroce, lente et mortelle nuit, où, pas une minute, ne cessa le bruit des cloches ; où, pas une minute, les gémissements des malades voisines ne me laissèrent un répit de sommeil.
La journée du lendemain fut pareille. Vers deux heures, j’eus une crise de nerfs... Je voulais m’en aller de cette maison maudite... Céleste eut beaucoup de peine à m’empêcher de me lever... Enfin, vers la nuit, le docteur, très affairé, vint me faire une visite. Je le mis au fait de ce qui se passait, et lui déclarai que je ne pouvais rester dans cette prison, où je n’avais ni soins, ni nourriture, et où tout ne s’acharnait qu’à me parler de la mort.
– Ce sont des voleuses, des voleuses ! m’écriai-je... Qu’elles gardent mon argent !... Mais je veux partir demain... Ou sinon, j’aime mieux mourir tout de suite.
Le docteur voyant qu’il n’obtiendrait rien de moi, finit par agréer ma proposition. Je vais donc retourner chez moi, et c’est chez moi que je subirai cette affreuse opération. Mais j’ai grand-hâte que tout y soit prêt, car à chaque minute, dans cette maison d’enfer, c’est un peu de mes forces, un peu de ma vie, que je perds. Et j’ai tant besoin de tout cela pour la cruelle épreuve !
Je viens d’apprendre que ma voisine est morte. Tout à l’heure, elle a poussé un grand cri qui m’a fait frissonner. Son âme est partie dans ce cri. Ce matin, durant plus d’une heure, j’avais entendu le chapelain, récitant, dans la chambre, les prières des agonisants. Je ne sais ce qu’il fait encore dans la chambre, maintenant que la pauvre femme est morte. Il y a comme des heurts de meubles, des chuchotements de voix. On dresse sans doute le lit funèbre... Et, dans tout le couvent, les cloches sonnent, sonnent, sonnent...
Je t’embrasse,
Germaine.
Pour copie conforme : Octave Mirbeau.